L'employée aux écritures

le blog de Martine Sonnet – ISSN : 2267-8735

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"Le problème de la nuit reste entier. Comment la traverser, chaque fois la traverser tout entière ?" Henri Michaux

Montparnasse Monde 46

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Subrepticement, par endroit, le sol des quais se dérobe. Que l’on y marche seul l’esprit occupé de tout ce qu’il y aurait à écrire, à montrer, de cette gare, si le temps ne pressait pas tant, ou bien à deux, emportés par l’élan de la conversation, et l’on aurait tôt fait d’être entraîné par la pente insensible. Plan incliné qui incline à le suivre. Au risque de s’abstraire, par enfouissement progressif, du flux des voyageurs attentifs à atteindre au plus vite une issue praticable, continuant leur marche à niveau constant, yeux et cerveaux aimantés par l’acier des escalators. Flux cumulant par ondulations successives les vagues de voyageurs libérées porte après porte en une mécanique parfaite  - (couches de laves coulant ensemble superposées sans se recouvrir tout à fait à flanc de volcan). La pente trompe son monde : douce mais inflexible à l’extrême. Le distrait et les bavards briseront leur élan contre une entrée interdite au public, encore que dénuée de toute matérialité, juste signifiée par un panneau rond à silhouette de piéton barrée d’un trait rouge et tout le monde comprend ; souffles retenus, pas suspendus. La séparation d’avec le Montparnasse monde souterrain, ses mystères et ses affres, a beau ne s’encombrer d’aucune barrière physique, qu’Euridyce s’y égare et Orphée ne la retrouvera jamais.

Scène de gare. Sa petite valise à roulettes noire reste dressée, sans surveillance, devant le Relay face à la voie 12, le temps d’aller chercher un quotidien sportif et une barre chocolatée crantée en triangles, ce qui devrait, théoriquement, ne pas être bien long ; d’ailleurs l’insouciant file décidé, monnaies en main. Mais des deux caisses ouvertes, chacune trois, quatre clients en attente, il a choisi la plus lente. Devant lui, traînaille un paiement de livre tout venant par carte bleue d’abord muette – sa propriétaire, je l’avais entendue dire à la copine à qui elle confiait sac m’as-tu-vu et laisse terminée par une bestiole antipathique assortie : “attends je vais me chercher une connerie à lire dans le train” et j’avais pensé qu’elle n’aurait que l’embarras du choix -, suit la réclamation véhémente d’un sac concédé, de mauvaise grâce, à une hypocondriaque qui veut y ranger ses deux magazines santé, ses pastilles vichy et son flacon de gel mains antibactériens, et passe encore avant lui une excentrique brouillée avec sa droite et sa gauche, en quête du dernier numéro, un peu caché, de La quinzaine littéraire vers lequel l’homme du Relay, de sa caisse, la téléguide laborieusement. L’achat de son quotidien sportif et de son encas s’éternisant, reste à savoir si la voix féminine exaspérée de la gare aura la patience d’attendre le retour du propriétaire de la petite valise à roulettes noire laissée sans surveillance devant le Relay face à la voie 12.

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Des centrales, en littérature et en photographie

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L’employée aux écritures voit des centrales nucléaires partout.

D’abord il y a La centrale, celle d’Elisabeth Filhol (chez P.O.L.), à lire pour se glisser dans leurs enceintes interdites avec les équipes itinérantes de travailleurs intérimaires qui interviennent pour la maintenance des réacteurs pendant les arrêts de production. Bossent jusqu’à avoir leur dose. S’arrêtent. Roulent et vont s’embaucher dans une autre. 19 centrales, 19 stations possibles, distances à la ville toujours maintenues. Des hommes qui partagent voitures pour les trajets et caravanes fixes sur des campings pour se loger, comme rouler, plus économiquement, sinon à quoi bon ? Dans le roman d’Elisabeth Filhol il y a les centrales, le travail, les hommes, et tout est également important et justement posé et exposé par l’écriture.

Et puis il y a les centrales dans les paysages, photographiées par Jürgen Nefzger, qu’on a pu voir sur Arte dans le dernier numéro de Metropolis. La série s’appelle Fluffy Clouds, et est exposée à Toulouse au  Château d’eau jusqu’au 7 février. Quand on vient de lire celle d’Elisabeth Filhol, on réagit forcément à ces images étonnantes, grand angle, souvent avec personnages comme si de rien n’était – l’étonnant pêcheur à la ligne au repos dans son transat !. Seulement quoi qu’il se passe au premier plan, à l’arrière toujours des tours et des fumées. Une constante photographique (on pense, parce qu’on l’aime, mais c’est très différent comme regard, au beau travail des Becher, bien sûr).

Enfin qui dit constance + centrale, appelle Philippe de Jonckheere qui note semaine après semaine, en allant au travail en train de Paris à Clermont-Ferrand, ses pensées au moment où son téoz passe au droit de la centrale de Neuvy-sur-Loire qu’il prend alors systématiquement en photo, sauf incident qui l’en détourne, comme trop de fatigue parfois. C’est à lire (avec milles autre choses graves, tendres, et parfois colères) dans le bloc-notes de son Désordre. Mais pour en rattraper 424 pages d’un coup, si on ne le suit pas, c’est plus pratique de passer par publie.net – parce que son Désordre, on s’y perd et tant mieux, c’est fait pour.

Et quand on est fidèle au bloc-notes et qu’on se retrouve dans un TGV qui longe au loin une centrale, c’est plus fort que soi…

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“Notes de voyages avec livre” 1ère livraison chez mélico

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De janvier à juin 2010, chaque mois, vers le 10, je posterai une de mes Notes de voyages avec livre chez mélico (un acronyme qui veut dire mémoire de la librairie contemporaine), rubrique “Création contemporaine“, où je serai accueillie ainsi en résidence virtuelle, au côté d’Anne Savelli qui, elle, continue à poster ses Oloé.

J’avais carte banche, le tout étant qu’il soit, d’une façon ou d’une autre, question dans mes textes de livres, ou de lectures, ou de lecteurs, ou de bibliothèques, ou de libraires… J’ai mélangé le tout et choisi de revenir sur tous ces déplacements pour des rencontres autour de mon livre Atelier 62 sorti en librairie il y a pile deux ans aujourd’hui, et ma manière de les vivre. Ces rencontres que j’annonçais sur mon site, quand elles étaient tout public, et sur lesquelles je revenais parfois sur le blog.

Je ne m’attendais pas du tout à toutes ces invitations : quand un manuscrit essuie 18 refus avant de trouver son éditeur, on n’imagine pas que le livre rencontrera autant d’écho… J’ai vécu tous ces voyages avec beaucoup d’émotion, tant par leur étrangeté à l’aune de ma routine casanière, que par la chaleur des réceptions qui nous étaient faites, au livre, à ceux dans le livre, et à moi.

A lire chez mélico aujourd’hui la première de ces Notes de voyages avec livre : “Des départs“.

Bon voyage ! (et un grand merci à l’équipe mélico pour la mise en forme soignée de mes textes et photos)

Montparnasse Monde 45

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Parfois dans la gare les règles du jeu changent et c’est à chacun de s’en apercevoir et d’en tirer les conséquences pour ce qui le concerne. Ainsi de la soudaine matérialisation sur le sol du quai desservant les voies 10 et 11 (la voie 10 se caractérisant par une certaine polyvalence*) d’un espace que nul ne peut plus ignorer constituer la RESERVE TONNES A EAU TRANSILIENS / TER CENTRE – même lorsque aucune tonne n’y stationne. Comme ce 1er janvier 2010 en soirée (de ma banlieue morte m’attire jusqu’à Montparnasse la recherche d’un kiosque ouvert) quand me saute aux yeux l’inscription sur fond de hachures encore vierge de tout piétinement et contrastée au mieux de la palette disponible chez le sous-traitant en charge des peintures de signalétique de service. Ils sont partis du principe que ceux des Transiliens et ceux de la région Centre arriveraient à faire bon ménage sur ce bout de quai, repoussé loin au niveau des voitures de têtes, pour y stocker leurs bidons. Pour l’heure, ce jour férié ouvrant l’année, les réserves sont à sec, mais encore peu familiers du marquage, avons nous le droit d’y poser pied ? Le sol de la gare un peu comme une marelle, son enfer, son ciel.

Souvenir de gare. C’est un samedi en début d’après-midi, dans la foule qui descend de ces trains tellement pleins amenant les banlieusards faire leurs courses, ou faire semblant de, on n’en sait trop rien, ils ne repartent jamais tous ensemble comme ils arrivent à 14 heures et on ne peut donc juger de la somme des paquets qu’ils transportent dans l’autre sens. J’essaie de me faufiler, d’échapper à la lenteur qui naît du nombre et suis arrêtée par les pas d’un homme qui titube, un enfant lui tenant la main de chaque côté, bras un peu décollés du corps, une fille et un garçon, 8 à 10 ans peut-être, graves mais sereins. Le caractère erratique de leur marche dessine une clairière autour d’eux dans la foule. A leur approche, on ralentit, on s’écarte, on regarde les deux enfants, visiblement habitués à stabiliser l’homme – sans aucun doute leur père. J’ai déjà entendu parler de cette maladie qui donne à la marche tous les signes de celle propre aux états d’ivresse ; je pense que l’homme en est atteint, que le calme des enfants ne saurait s’expliquer autrement. Mais personne n’ose les interroger. Persistance de l’image du trio chancelant, dans cette sorte de halo de jour trouant la foule sombre, sûre d’elle.

* Voir Montparnasse Monde 23

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Héroïnes

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L’employée aux écritures, à qui ses histoires de marquise ont légèrement monté à la tête,  peut bien rêver à de somptueux atours

dans lesquels elle finirait l’année en beauté, il n’en demeure pas moins qu’arrivée trop tard pour être

celle qui distribue les tartines dans l’encoignure de la porte et le jeune homme, gilet bleu culotte jaune la regarde,

celle dans la ronde devant le château, le sang des Valois coulait dans ses veines,

celle admirable quand elle choisissait ses colliers,

celle le soir sous le grand tilleul, sa main dans la main du précepteur,

celle enjointe par son mari de dormir maintenant, il le veut, la comédie est finie,

celle qui fait naufrage, et pourtant l’île et son amoureux si proches,

celle dont les yeux de fougère se sont ouverts quand tant d’autres se fermaient,

celle qui a lu trop de romans, alors dans la calèche,

celle que l’homme magnifique de l’autre côté de la baie n’a jamais pu oublier,

celle qu’Aurélien trouva laide, la première fois qu’il la vit,

celle qui manigance tout dans ses lettres avec son amant,

celle pour qui le vice consul de France à Lahore ruina sa carrière,

celle tremblante au côté de son mari sur le champ de courses,

celle de la petite bande au bout de la plage, en polo avec une bicyclette,

et même celle qui était, comme vous le savez déjà sans rien en savoir encore…

que vais-je bien pouvoir trouver à faire pour m’occuper en 2010 ?

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3′ 39″ en compagnie de la marquise de Verdelin

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Pour l’ouvrage 100 monuments, 100 écrivains qui vient de paraître aux éditions du Patrimoine, j’ai écrit un texte à propos du château de Carrouges, dans l’Orne, monument que j’avais choisi (par affinité départementale native) dans la liste de ceux qu’aucun auteur n’avait encore adoptés.

J’ai un temps hésité avec la citadelle de Montdauphin, dans les Hautes-Alpes, passage obligé pour rejoindre mes montagnes préférées, mais Carrouges l’a emporté quand j’ai identifié une de ses habitantes éclairées, la marquise de Verdelin, belle-mère du général Alexis Le Veneur seigneur du lieu, fidèle amie et correspondante de Jean-Jacques Rousseau dont elle fut un temps la voisine. C’est par ses yeux, dès lors, que j’ai perçu le château.

La marquise, grande épistolière comme le XVIIIe siècle en a produit tant, n’ayant pas laissé de mémoires, je lui ai un peu forcé la main, et en résulte une Page arrachée aux mémoires apocryphes de la marquise de Verdelin, datée de juillet 1778. Cliquez ci-dessous si vous souhaitez l’entendre : je vous la lis.

Verdelin.mp3

Ecrivant avec procuration de la marquise, j’étais aux anges et relisant ses échanges avec Rousseau je revenais aux questions qui m’occupaient tout le temps de ma thèse puisque Madame de Verdelin est mère de trois filles dont l’éducation la préoccupe beaucoup et qu’elle s’en entretient parfois avec son correspondant (le jour où un éditeur voudra enfin republier L’éducation des filles au temps des Lumières, j’y glisserai quelques extraits de leurs lettres).

Par ordre d’apparition chronologique, puisque c’est le principe retenu pour nous ranger avec nos monuments historiques, le mien porte le numéro 62, comme l’atelier, coïncidence que je ne pouvais passer sous silence ! (Pas plus que la bonne compagnie au fil des pages de ce gros livre de quelques collègues blogueurs figurant aussi au catalogue des éditions publie.net).

Filed under du XVIIIe siècle

Montparnasse Monde 44

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Dans la gare, il y a de l’électricité dans l’air, et pas seulement le vendredi soir. Mais bien peu de prises pour la capter. A dire vrai, je n’en vois même qu’une, au bas d’une colonne, hall Maine, au débouché des escalators. Prise solitaire et crasseuse, comme ses abords immédiats. Ce n’est pas beaucoup une seule prise pour une surface, un volume et un flux pareils. Et par l’effet bien connu qui retient le bras du goinfre de se saisir du dernier îlot de viande surnageant dans la sauce du plat (morceau qui regagnera la cuisine baptisé part du pauvre), personne ne l’utilise. Je n’ai jamais vu branché à la prise quelque appareil que ce soit, à l’usage du personnel de la gare ni des voyageurs. Personne n’ose. Ce ne sont pas les batteries à recharger qui manquent, pourtant, leurs sacs en sont même bardés, d’ordinateurs portables, de téléphones portables, de lecteurs MP3 et d’appareils photos numériques – sans parler des rasoirs et des sèche-cheveux – mais ils ont pris leurs précautions. Dans le Montparnasse Monde le courant passe, mais pas par la prise.

L’unique pilier prisophore de la gare, est un pilier à section carrée : un cas simple par rapport à tous ceux dressés dans les halls et – pire encore – sur les quais, dessinant au sol tout un éventail de figures géométriques connues, jusqu’au dodécagone pour le moins, et inconnues rebelles à toute esquisse de typologie. M’inquiétant de si la prise est bien reliée à la terre et si elle supporterait que l’on y branche, en cas de besoin, du gros électro-ménager (à supposer résolus les problèmes d’arrivées d’eau et de vidanges), je suis des yeux le pilier salvateur au plus profond de son enfoncement et, ce faisant, découvre que son fût passe par trois états successifs, mais toujours solides : béton lissé, béton brut et béton plaqué acier (comme on disait d’une montre ou d’une alliance qu’elle était plaquée or). La prise – un diamant vu sa rareté - est enchassée dans l’acier. La métamorphose entre le béton lisse et le béton brut, se dérobe à la vue sous une collerette griffée de piquots anti-pigeons et porteuse d’une applique lumineuse, tandis que le passage du béton brut au plaquage acier s’opère dans le plafond/plancher isolant le niveau Célio (de ma stratigraphie personnelle de la gare*) du niveau quais. Autant de subterfuges qui dispensent de parfaire les raccords.

* Voir Montparnasse Monde 17

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Histoire, littérature, sciences sociales – et Bergounioux

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Rangeant les notes que j’avais préparées pour mes interventions à propos d’Atelier 62, hier chez les sociologues du GRESCO à l’université de Poitiers (dans une salle baptisée Gargantua, ce qui allait très bien aux forgerons) et ce matin chez les spécialistes de l’autobiographie de l’ITEM, à l’ENS (en salle Beckett), je trouve ces extraits d’entretiens de Pierre Bergounioux sur les liens entre littérature, histoire, sciences sociales.

Je ne les ai cités ni à Poitiers ni à Paris – où je n’ai évidemment pas dit la même chose puisque les problématiques des séminaires étaient différentes – mais je les avais sous le coude. Je prépare toujours des notes pour dire finalement autre chose, mais c’est ainsi que cela fonctionne, j’ai besoin d’être passée par cette étape de réflexion écrite et étayée pour pouvoir me lancer.

En les relisant, je me dis que je ne referme pas ces fichiers sans citer quelques extraits de ces propos de Pierre Bergounioux, parce que j’y souscris entièrement.

Au moment de la sortie du premier tome de son magistral Carnet de notes dans le supplément livres du Monde, (03/03/2006) Pierre  Bergounioux donne sa vision des rapports entre histoire et littérature

Je dirai que c’est un seul et même discours qui s’est diffracté. L’histoire, qui avance par longues enjambées, ne peut pas descendre à ce détail exquis, irremplaçable, chatoyant, infiniment précieux dont se nourrit la littérature (…) L’historien, surtout depuis Braudel et son histoire longue, est celui qui brasse des destinées par milliers, par millions, la durée par siècles… des vastes périodes qui échappent à la conscience que nous en avons. Il faut fatiguer des montagnes d’archives avant de se faire une idée des processus énormes au regard de quoi notre vie n’est rien.

Et je pense que la littérature est ce discours d’une extrême précision qui s’efforce, avec la sensibilité d’un sismographe, d’enregistrer le cours de ce qui aura été notre vie. Mais à mes yeux elle ne vaut pas une heure de peine si elle ne se rappelle pas qu’elle est en quelque sorte la sœur cadette de l’histoire. Nous sommes de part en part des créatures historiques, et le moindre mouvement dont tressaillent nos cœurs, la moindre pensée qui traverse nos cervelles renvoient en dernier recours à l’histoire universelle. (…)

Interrogé sur les « clartés » que la littérature jette sur notre destinée, il ajoute

Je pense que la littérature est quelque chose comme une science exacte. Si on ne se paie pas de mots, si on évite de composer un des divers rôles qui s’offrent à l’écrivain, et que l’on s’applique simplement à saisir, à ressaisir, à percer l’éternelle énigme du présent, le mystère toujours renaissant de la réalité, alors oui, la littérature pourrait bien être cet effort vers la justesse, l’exactitude…allons-y : l’authenticité, la probité…

Quelques années plus tôt, dans  le livre d’entretiens avec son frère Gabriel, Pierre Bergounioux, l’héritage (Flohic, 2002, rééd Argol, 2008), Pierre Bergounioux expliquait en quoi le développement des sciences sociales (l’intrusion récente, très dérangeante, des sciences sociales dans le paysage) avait changé la littérature, et malmené, voire condamné, le roman

De Marx à Max Weber et à Pierre Bourdieu, elles (les sciences sociales) ont offert aux agents sociaux que nous sommes des lumières décisives sur ce qu’ils sont et font, qui n’est jamais ce qu’ils croyaient.  Une chose est de vivre, autre chose de méditer et de connaître. La vérité du monde social, comme celle de l’univers naturel, n’est accessible qu’à une activité spécifique, scientifique. Cet acquis a changé la donne, porté un préjudice irréparable, par exemple, au genre romanesque qu’il condamne soit à la naïveté – c’est en l’absence de la sociologie que le romancier du XIXe siècle a pu se croire omniscient – soit à une inacceptable invraisemblance. Nul n’est plus censé ignorer les déterminants sociaux des personnages. (…) Un écrivain ne peut plus se contenter de lire les autres écrivains. Il lui faut enjamber le mur qui sépare, à l’université mais dans la société aussi, les disciplines et les métiers, lutter contre les conséquences mutilantes de la division du savoir.

Ce même thème, je l’avais entendu en débattre avec François Bon à Beaubourg un soir de décembre 2005, juste comme les premiers mots des textes qui deviendraient Atelier 62 filaient sur le clavier.

Enjambant le mur cloisonnant les disciplines et les savoirs, c’est bien comme cela aussi que je conçois la littérature. (Mais je ne saurais jamais l’exprimer avec cette élégante justesse – ah le “fatiguer des montagnes d’archives”…)

Merci à Marlaine Cacouault et Gilles Moreau pour le séminaire du GRESCO, à Catherine Viollet, Véronique Montémont et Philippe Lejeune pour celui de l’ITEM : les réflexions échangées lors de ces deux journées m’ont fait avancer ; elles auront des prolongements.

PS : si vous cherchez d’autres articles de ce blog consacrés à Pierre Bergounioux, en voici quelques uns :

Art de la jonquille chez Pierre Bergounioux : mise à jour 2016-2020

Un printemps bergounien malgré tout

Ouvrir l’année à Gif-sur-Yvette avec Pierre Bergounioux

Une jonquille par temps de chrysanthèmes (offerte par Pierre Bergounioux)

Tristesse des mois en -bre (selon Pierre Bergounioux)

Compression d’étés bergouniens

Lui et nous : à propos du Carnet de notes 2011-2015 de Pierre Bergounioux

Jonquilles primeures à Gif-Sur-Yvette : suite des Carnets de Pierre Bergounioux

Enfin visibles à Paris : des ferrailles de Pierre Bergounioux

Mots de la fin (provisoire) du Carnet de notes 2001-2010 de Pierre Bergounioux

Pierre Bergounioux, Carnet de notes 2001-2010, lecture in progress

Lecture en cours : Pierre Bergounioux, Carnet de notes 2001-2010

“Un concert baroque de soupapes”, Pierre Bergounioux sculpteur

Dans Les moments littéraires, Bergounioux

D’une page 48 de Bergounioux, et tout son monde est là

Couleurs Bergounioux (au couteau)

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Questions d’automne emportées par le vent

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Un certain temps que L’employée aux écritures n’avait pas pioché dans sa boîte à questions. Ce soir, les yeux bandés, c’est chose faite : réponses complémentaires à quelques internautes naufragés sur mon île par Google & co.

Sur l’usage du cageot en littérature, Pierre Michon, en majesté entouré de cageots de livres sur la couverture du beau recueil d’entretiens Le roi vient quand il veut fournit une réponse pratique : si la littérature s’intéresse peu au cageot, le cageot, lui, peut contenir de la littérature.

Le nom de l’employé de l’hôtel : quel hôtel, quel employé ? j’en ai tellement fréquenté ces deux dernières années, mais en tous cas, à Rouen l’hôtel s’appelait Astrid finalement.

Pour trouver un avocat chinois à Montparnasse ne cherchez pas dans la gare, c’est inutile, et je ne garantis rien pour le reste du Montparnasse monde, explorez plutôt le 13e arrondissement.

Les effets de la non écoute de l’employé, sont suicidaires.

J’encourage le jeune internaute cherchant un résumé intégral Martine Sonnet Atelier 62, pour épater son prof, à faire un petit effort : les chapitres sont courts et peuvent même se lire dans le désordre.

Peut-on voir le sexe d’un axolotl ? L’axolotl ne se regarde que les yeux dans les yeux : c’est là qu’il cache ses Armes secrètes.

Ma clé usb est passée dans la laveuse à linge quoi faire ? Merci de ne pas remuer le couteau dans la plaie : l’égarement en novembre de deux des miennes dans un TGV entre Paris et Grenoble, voiture 3, place 34, m’a complètement lessivée, essorée, tourneboulée.

A qui cherche des mots pour saluer une invitée je suggère de lire ou relire La visite de la vieille dame, de Dürrenmat, que j’avais vu jouer autrefois au Théâtre de la ville, il me semble qu’on doit en trouver là de bien tournés.

Enfin, le mien ne se terminant pas par 118, je suis au regret de ne pouvoir fournir le n° de téléphone d’Alain Veinstein dont je suis pourtant la fidèle auditrice (et fus l’invitée ponctuelle).

Attention croisement : avec Pierre Cohen Hadria

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Chaque premier vendredi du mois, il s’en passe de belles sur les blogs : selon le principe des vases communicants on écrit les uns chez les autres.

Après un premier échange/partage avec Anne Savelli de Fenêtres open space en octobre dernier, L’employée aux écritures laisse aujourd’hui ses clefs à Pierre Cohen Hadria et s’en va remplir à sa place ses Carnets de travail de mélico.

POUR TOUT BAGAGE

Ca commence par un planning, qu’on va chercher gare de Lyon, le jeudi matin : on y découvre ses parcours du week-end, le nombre de questionnaires à empiler dans son sac, sections et enveloppes, les crayons, les parcours haut-le-pied (rares), le nombre d’enquêteurs avec qui on va travailler, un moment, plus parfois les deux ou trois jours (si c’est un pote, c’est fête ; une amie, la joie ; un idiot, la barbe).

Une quinzaine de kilos à trimbaler, le Paris-Bordeaux, puis le Toulouse-Lyon, puis le Lyon- Nantes suivi d’un Bordeaux-Quimper, et retour par le train de nuit Quimper-Paris.

Un week-end  (un peu) comme les autres.

Le vendredi, en début d’après midi,

on embarque, on commence par aller se présenter au contrôleur, le chef de train, oui une enquête, je passe je distribue je récupère, je reviens on se croisera, oui, à plus tard, vous vous installez en première ?

Oui, on s’installe en première, on ferme la porte avec le carré, on tire les rideaux pour ne pas être importuné, on travaille, on n’est pas là pour attendre sa destination, non, nous, on est là pour le voyage, on bosse, on ne bulle pas, on évalue, on distribue, une rangée ou un compartiment sur quatre, on sourit, on évalue les visages des jeunes filles, les rides des dormeurs, puis on revient, on ramasse, « Ah vous ne l’avez pas rempli ? j’attends ? » ou : « Vous ne voulez pas ? c’est pas grave », « Vous voulez un crayon ? » et puis on rentre dans son compartiment, on compte, on inscrit le compte sur l’enveloppe, la section « Paris- Poitiers » la date, distribués, tant ; recueillis tant ; on regarde parfois un peu les réponses, ça n’a aucune importance, cette réponse « votre sexe ? : beau mais faible », les Portugais qui mangent le poulet avec pour nappe les questionnaires, les rires, les abrutis avec leurs quilles, les malheureux aux cheveux ras, les amoureux « on a ri, on s’est baisés, sur les neunoeils, les nénés »,

les vieux qui rentrent du cimetière, qui vont en vacances, ou en randonnée, ou ensemble pour le match ou pour prendre l’avion pour s’en aller loin, si loin, les pieds hors des chaussures, les sandwichs et les œufs durs, la mayonnaise en tube, les bouteilles, la bière, l’eau le vin, les livres, les journaux, les montres, les bracelets et les bijoux, et puis voilà qu’on s’endort, malcommodes, jambes repliées qui dépassent un peu dans le couloir, ou abandonnés sur l’épaule de la mère qui lit, ou tricote, nous n’avions pas alors de ces objets actuels, les casques, les vidéos dvd autres ordinateurs où regarder des films jouer travailler, non, juste un peu de lecture, alimentation boisson, le temps passe, la nuit tombe, voilà…

Quand on arrive en ville, le travail est terminé, on cherche une chambre, on demande aux contrôleurs si au foyer, par miracle, il y aurait un coin où s’installer, on économiserait alors les frais d’hôtel, on économise les frais de restaurant en mangeant sandwich et paquets de frites devant la gare, le sac à l’épaule qui pèse un âne mort, on l’abandonnerait bien à la consigne si on n’avait à la régler, on doit faire attention, c’est durant toute la semaine qu’il faudra vivre avec ce qu’on va gagner, on remplit les bouteilles d’eau aux fontaines des gares, je me souviens de celle de Metz, toute de pierres marron beige, grumeleuse, granuleuse, ou de celle de Strasbourg qui ne portait pas alors les stigmates de cette nouvelle mode urbanistique dite de la « lentille » comme il en est une à Saint-Lazare. Et les gares Avignon, Lyon Perrache, Saint Pierre des Corps, Bordeaux Saint Jean, Genève Cornavin non, l’aéroport ?

Je ne sais plus, le train qui s’arrête, les regards inquiets, la fenêtre, le bruit, comme ce jour dans le Cévenol où, après Nevers j’ai glissé dans le petit boyau entre les voitures, le changement brusque d’aiguillage, mon pied entre les wagons, mon mocassin blanc tout à coup tout noir de graisse, mon pantalon clair tâché, toute la ligne à enquêter dans cet état, mais entier, la peur rétrospective, mon pied… l’arrivée à Béziers, acheter un pantalon, des chaussures, vite, il est sept heures, l’été, la chaleur, les rires, le resto allez, tant pis.

Revenir à Paris, remettre les enveloppes à présent emplies de questionnaires comptés, donner quelques mots sur le voyage, lundi matin, gare de Lyon,

voilà, le siège du bureau, le chef d’équipe qui vous accueille avec un sourire « comme un lundi » et nous autres, à la fac, de l’autre côté de la Seine, argent bientôt au chèque, amphi bondé d’étudiants qui n’ont aucune idée de ce week-end, quelle importance ? tenter de suivre le cours de topologie, prendre des notes, regarder le monde, le resto U, aller au ciné, boire un verre en terrasse (rarement), retrouver ses amis, ses amantes, sa chambre, son toit, ses livres, son rythme. Vingt ans.

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