L'employée aux écritures

le blog de Martine Sonnet – ISSN : 2267-8735

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"Le problème de la nuit reste entier. Comment la traverser, chaque fois la traverser tout entière ?" Henri Michaux

Racine Charles, gendarme à Joué-les-Tours

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Si vous connaissez le gendarme Racine Charles de la brigade de Joué-les-Tours, dites-lui que j’ai retrouvé son grand cahier d’instruction corrigé par ses supérieurs hiérarchiques.

Sur un trottoir, au fond d’un cageot de vieilleries paperassières dont le marchand ne demandait pas cher.

D’une écriture régulière, de 1932 à 1938, mais plus intensivement en 1934-1935, Racine Charles s’y exerçait à la résolution de problèmes d’arithmétique, ainsi le 28 novembre 1932

Une machine à battre le blé conduite par 4 chevaux employant 14 ouvriers peut battre 92 hectolitres de blé par jour. Si le loyer de la machine coûte 4fr50 par jour et si l’on estime à 3fr10 la journée d’un cheval et à 1fr85 la journée d’un homme, à combien reviendra le battage d’un hectolitre de blé ?

à la dictée suivie de questions, comme celles qui suivent la dictée du 18 janvier 1933, Le cheval :

1) Qu’est-ce qu’un animal fougueux ? 2) Quel est le contraire d’un animal fougueux ? 3) Quand dit-on d’un homme qu’il est intrépide ? 4) Indiquez un synonyme de péril – pour le gendarme Racine Charles, pas de doute Le synonyme de péril est danger

à la rédaction littéraire, sujet du 3 avril 1935

En vous promenant vous arrivez à un passage à niveau dont les barrières sont fermées. Des automobiles, des voitures s’arrêtent. Le train arrive, il passe, il est passé. Racontez

et à la rédaction de procès-verbaux sur thèmes donnés, le 7 septembre 1936

Etant à votre brigade, vous êtes avisés téléphoniquement qu’un accident d’automobile a eu lieu à St-Sauveur, au carrefour de la route de Joué à Tours et de celle de Savonnières. Une automobile venant de Savonnières et se rendant à Tours ne tenait pas sa droite en abordant le tournant dont la visibilité n’est pas parfaite. Elle heurta l’automobile de M. X, commerçant à Tours qui venait en sens inverse ; sous la violence du choc ce dernier véhicule se renversa sur le côté droit et le conducteur fut grièvement blessé, de sorte que son transfert à l’hôpital s’imposa d’urgence. Faites le nécessaire ; dressez un croquis.

Les trois correcteurs, signant Le Chef, Le Lieutenant et Le Capitaine, chacun sa majuscule et ses galons, reconnaissent la bonne tenue du cahier (malgré quelques taches et ratures pointées du doigt) et la qualité du travail mais invitent le gendarme Racine Charles, à faire plus nettement apparaître le plan de ses rédactions comme à développer plus avant sa réflexion personnelle. Par exemple, le 15 mars 1935, invité à composer sur la vie de caserne, le gendarme déçoit les attentes du Lieutenant qui observe en marge Vous ne semblez pas enthousiasmé de la vie de caserne.

Un beau document, que j’ai eu l’occasion de montrer déjà à un historien de la gendarmerie et à un sociologue des écritures du travail, attentifs l’un comme l’autre à son intérêt. Ensemble nous nous étonnons du long usage de ce cahier, 6 ans, signe d’un souci de “formation permanente” dans la gendarmerie de l’entre deux guerres.

Et que le gendarme qui en noircit les pages porte un nom si beau : Racine Charles.

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Dans Les moments littéraires, Bergounioux

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J’aime aller chaque octobre faire un petit tour au Salon de la revue à l’Espace Blancs-Manteaux, y  rencontrer les éditeurs intellectuels de revues appréciées ; revues de création littéraire et revues de sciences humaines, revues papier et revues en ligne côte à côte. D’ici là, la revue publie.net, numérique donc, animée par Pierre Ménard tenait bellement sa place dans l’article à propos du salon dans le Libé  du week-end.

Au salon de la revue j’ai acheté le numéro de la revue Les moments littéraires (n° 24, 2e semestre 2010) que je convoitais depuis que j’avais repéré son existence. Son dossier est consacré à  Pierre Bergounioux, “greffier de ces jours” avec extraits de ces notes quotidiennes pour l’année 2003, août 2003 pour être plus précise. Jours de canicule : il fait chaud à Gif, il fait chaud en Suisse et il fait encore plus chaud à Brive où l’écrivain rejoint d’urgence son frère Gabriel au chevet de leur mère frappée d’un accident vasculaire cérébral et reprenant lentement ses esprits, ses mots et, plus lentement encore, ses gestes.

C’est un avant-goût (tout y est dans ces quelques pages, des petites heures des levers au changement de réfrigérateur) du tome 3 du Carnet de notes qui couvrira, j’imagine, les années 2001-2010. Lecture attendue. Les bonnes feuilles – portant si bien leur beau nom – sont précédées d’un texte de François Bon sur Le taiseux Bergounioux (nul autour de lui ne savait l’entreprise des carnets de notes en cours).Texte de François Bon éveillant le souvenir d’un autre, inclus lui dans  Tumulte (p. 384-388 – mais il faut tout lire et relire de ce livre), “Presque un journal”, dans lequel il évoque sa stupeur admirative à la lecture sur son écran des épreuves du premier Carnet de Notes.

Entre l’avant-propos signé de l’ami et les extraits d’août 2003, un très bel entretien de Gilbert Moreau avec Pierre Bergounioux. Puis les bonnes feuilles (et l’étonnement que suscite la lecture de ces paragraphes de prose familière dans un format et sur un papier différents de ceux des gros volumes souples Verdier), qui s’enchaînent de façon très émouvante avec quelques pages tirées des notes écrites par le père, Raymond Bergounioux, sur l’enfance de Pierre (comme il en existe aussi sur son frère cadet). Notamment père et fils ensemble à la pêche pour la première fois.

Pour mémoire : une autre revue a consacré récemment un numéro à Pierre Bergounioux, Le préau des collines, n°11, paru au printemps.

Dans les deux sens, entre Saint-Michel et la rue Vieille du Temple, la Seine traversée par ses deux îles. Je ne retouche pas mes photos prises du pont entre les deux, mais il faisait sombre et froid dimanche.

PS : si vous cherchez d’autres articles de ce blog consacrés à Pierre Bergounioux, en voici quelques uns :

Art de la jonquille chez Pierre Bergounioux : mise à jour 2016-2020

Un printemps bergounien malgré tout

Ouvrir l’année à Gif-sur-Yvette avec Pierre Bergounioux

Une jonquille par temps de chrysanthèmes (offerte par Pierre Bergounioux)

Tristesse des mois en -bre (selon Pierre Bergounioux)

Compression d’étés bergouniens

Lui et nous : à propos du Carnet de notes 2011-2015 de Pierre Bergounioux

Jonquilles primeures à Gif-Sur-Yvette : suite des Carnets de Pierre Bergounioux

Enfin visibles à Paris : des ferrailles de Pierre Bergounioux

Mots de la fin (provisoire) du Carnet de notes 2001-2010 de Pierre Bergounioux

Pierre Bergounioux, Carnet de notes 2001-2010, lecture in progress

Lecture en cours : Pierre Bergounioux, Carnet de notes 2001-2010

“Un concert baroque de soupapes”, Pierre Bergounioux sculpteur

Histoire, littérature, sciences sociales – et Bergounioux

D’une page 48 de Bergounioux, et tout son monde est là

Couleurs Bergounioux (au couteau)

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Souriante de la tête aux pieds (avec bottines)

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Je ne me résouds pas à me débarrasser de la boîte de ma dernière paire de chaussures achetée. D’habitude, je ne m’encombre même pas de la boîte, je l’abandonne à la caisse du magasin, assurant à la vendeuse qu’un sac me suffit. Toujours la même vendeuse dans la même petite boutique vêtements et chaussures – les chaussures 49 € la paire ou 80 les deux, au choix – où je me fournis aussi de jupes longues et pas chères, au bout de la rue Delambre, côté Quinet.

Mais pas cette fois, je cède à l’effort commercial du chausseur, qui s’intéresse autant à mon humeur qu’à mes pieds en me proposant

qui manquait à mon bonheur de grande marcheuse ; je rapporte donc la boîte à la maison et l’expose, priant chacun de bien vouloir s’extasier devant ma trouvaille.

Et voilà que partant chaque matin du bon pied grâce à mon heureux achat, ne finissant pas de me féliciter de ce que, grâce à lui, l’automne sera moins maussade, même quand les bourrasques se lèveront, je me prends à rêver d’autres boîtes tout aussi magiques, dont  nous déballerions, de l’écrin de papier de soie au gré de nos envies, besoins ou humeurs du jour

LA BOTTINE SAVANTE LA BOTTINE SOLIDE LA BOTTINE SERVILE LA BOTTINE SERVIABLE LA BOTTINE  SUEDOISE LA BOTTINE SADIQUE LA BOTTINE SADIENNE LA BOTTINE SONORE LA BOTTINE SERIEUSE LA BOTTINE SANGUINE LA BOTTINE SYLVESTRE LA BOTTINE SEXUELLE LA BOTTINE SOCIALE LA BOTTINE SPLENDIDE LA BOTTINE SURFINE LA BOTTINE SURFEUSE LA BOTTINE SENSIBLE LA BOTTINE SOLUBLE LA BOTTINE SENSUELLE LA BOTTINE SOUCIEUSE LA BOTTINE SOIGNEUSE LA BOTTINE SUSPECTE LA BOTTINE SANGLANTE LA BOTTINE SORDIDE LA BOTTINE SOCIABLE LA BOTTINE STUPIDE LA BOTTINE SEPTIQUE LA BOTTINE (ANTI)SEPTIQUE LA BOTTINE SOLAIRE LA BOTTINE SOLVABLE LA BOTTINE SEVERE  LA BOTTINE SUBLIME LA BOTTINE SINCERE LA BOTTINE STOIQUE LA BOTTINE SAPHIQUE LA BOTTINE SPACIEUSE  LA BOTTINE SECRETE LA BOTTINE SANS-GENE LA BOTTINE SOUMISE LA BOTTINE SPECIALE LA BOTTINE SPECIEUSE  LA BOTTINE SEYANTE LA BOTTINE SALUBRE LA BOTTINE SUPERBE LA BOTTINE SENSASSE LA BOTTINE SEREINE LA BOTTINE SONNANTE (MAIS PAS TREBUCHANTE) LA BOTTINE SEMBLABLE LA BOTTINE (INVRAI)SEMBLABLE

Cherchez, fouillez, essayez et demandez le contrepied à l’intérieur.

Filed under la vie tout venant

D’azur et d’acier – livre briqué de Lucien Suel

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De Fives, je connaissais le nom inscrit dans la litanie Caulier, Fives, Marbrerie, Pont de Bois stations de la ligne 1 du métro lillois dans lequel on s’engouffre arrivant en TGV  de Paris pour rejoindre au plus vite le campus universitaire de Villeneuve d’Ascq.

Noms de lieux sous lesquels on passe sans en voir les couleurs, mais grâce à Lucien Suel je sais maintenant, pour Fives, que c’est D’azur et d’acier (pour parler comme un blason), mais aussi et surtout de brique. Tellement de briques, même, qu’il faut à la mise en page et à la typographie de son livre D’azur et d’acier savoir les empiler.

Lucien Suel a séjourné trois mois d’hiver en résidence d’écrivain à Fives, commune absorbée par la communauté urbaine lilloise, mais qui garde la distinction de son passé industriel chevillée à l’âme. Pas n’importe quel passé : à Fives, longtemps a mugi une usine dans laquelle on fabriquait des locomotives, de celles qui ont fait briller les rails sur les prairies les plus lointaines et cinématographiques, jusqu’au Far West.

Fabriquer des locomotives (des ponts et des ascenseurs aussi), ça vous classe et vous occupe une ville, surtout quand on en fabrique pendant 150 ans. Aussi, quand la production s’arrête, il vous reste

un coeur qui ne bat plus, un coeur en capilotade et un cerveau dispersé avec tous ceux qui ont travaillé ici, dont le vaste savoir-faire n’a été enseigné ou transmis à quiconque

(parmi eux, un certain Degeyter, le musicien de L’Internationale) et l’usine FCB, pour Fives-Cail-Babcock, – un concentré de puissance et d’intelligence – emprise muette et stérile contenue derrière son mur d’enceinte : 5 mètres de hauteur, en briques.  En faire quoi ?

Alchimie heureuse du quotidien de l’écrivain résident (jusqu’au bifteck dans le frigo), d’une enquête sur le passé de l’usine et de la commune, de la rencontre de son présent, en causant avec celles et ceux qui l’entourent, en lisant le Canard de Fives, en marchant, en furetant, en se frottant par tous les pores à la ville, et de la “réduction” poétique des briques  omniprésentes, le livre procure un singulier bonheur de lecture.

Et ce n’est pas tout : les éditions La contre allée proposent sur leur site un complément audio  à télécharger livre en main. Une petite merveille d’intelligence et de poésie croisant la voix de Lucien Suel et l’accordéon diatonique de Laure Chailloux. En complémentarité parfaite avec un livre bel objet.

Je crois bien que la prochaine fois que je roulerai en métro vers Villeneuve-d’Ascq, à Fives, je remonterai à l’air libre mettre mes pas dans ceux de Lucien Suel à la rencontre des orphelins des locomotives, privés encore du souffle de l’usine qui les portait au monde.

De Lucien Suel j’avais déjà beaucoup aimé Mort d’un jardinier et La patience de Mauricette, avec leurs couvertures à objets (brouette, panier) à la Table ronde. A suivre encore, sa présence blog et texte numérique, aussi avec Josiane Suel, chez publie.net.

Filed under coin lecture

Obsolescence de la vitrine

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Faut-il vraiment vêtir celles qui sont nues

pour les attifer de la sorte ?

Grand temps d’en finir avec les corsages tirés à quatre épingles.

Autres aperçus (et actualité ?) de Louis Sébastien Mercier

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Pour servir de suite au billet précédent, d’autres extraits du Tableau de Paris de Louis-Sébastien Mercier (paru dans les années 1780), toujours à propos des livres et de leurs lieux dans la ville, des lecteurs ou des gens de lettres.

Chapitre CCXVIII Lectures (vol. 1, p. 544-547 de l’édition dirigée par Jean-Claude Bonnet au Mercure de France en 1994)

Il s’est introduit un nouveau genre de spectacles. C’est un auteur qui ne lit pas à ses amis pour en recevoir des conseils et des avis, mais qui indique tel jour, telle heure (et il ne manque plus que l’affiche) ; qui entre dans un salon meublé, se place entre deux flambeaux, demande un sucrier ou du sirop, calomnie sa poitrine, tire son manuscrit de sa poche, et lit avec emphase sa production nouvelle, quelquefois somnifère. (…)

Dans ces sortes de lectures, tout prête au ridicule. Le poète arrive avec une tragédie rimée et fastidieuse, ou avec un gros poème épique, dans une assemblée peuplée de jeunes et jolies femmes disposées à folâtrer et à rire, qui ont à côté d’elles leurs amants : elles s’occupent plus de ce qui les environne, que de l’auteur et de sa pièce. (…) Qu’une femme rie par hasard, une autre éclatera, et tout le cercle fera de vains efforts pour contraindre sa belle humeur. Que deviendra le pauvre auteur avec son rouleau de papier ? S’il montre du courroux, il paraîtra plus ridicule encore ; qu’on ne l’écoute point ou qu’on l’entende mal, il est obligé de continuer.

Chapitre CCCLXXVII (vol.1 p. 1046-1047) Loueurs de livres

Usés, sales déchirés, ces livres en cet état attestent qu’ils sont les meilleurs de tous ; et le critique hautain qui s’épuise en réflexions superflues, devrait aller chez le loueur de livres, et là voir les brochures que l’on demande, que l’on emporte, et auxquelles on revient de préférence. (…)

Les ouvrages qui peignent les mœurs, qui sont simples, naïfs ou touchants, qui n’ont ni apprêt, ni morgue, ni jargon académique, voilà ceux que l’on vient chercher de tous les quartiers de la ville, et de tous les étages des maisons.(…)

Grands auteurs ! allez examiner furtivement si vos ouvrages ont été bien salis par les mains avides de la multitude ; si vous ne vous trouvez pas sur les ais de la boutique du loueur de livres ; ou si vous y trouvant vous êtes encore bien propres, bien reliés, bien intacts, faits pour figurer dans une bibliothèque vierge, dites-vous à vous-même : J’ai trop de génie, ou je n’en ai pas assez.

Il y a des ouvrages qui excitent une telle fermentation, que le bouquiniste, est obligé de couper le volume en trois parts, afin de pouvoir fournir à l’empressement des nombreux lecteurs ; alors vous payez non par jour, mais par heure. A qui appartiennent de tels succès ? Ce n’est guère aux gens tenant le fauteuil académique.

Chapitre CMXCV Revendeurs de livres (vol.2, p. 1425-1428)

On lit certainement dix fois plus à Paris qu’on ne lisait il y a cent ans ; si l’on considère cette multitude de petits libraires semés dans tous les lieux, qui retranchés dans des échoppes au coin des rues, et quelquefois en plein vent, revendent des livres vieux ou quelques brochures nouvelles qui se succèdent sans interruption. (…)

Les boutiques où se vendent les nouveautés littéraires attirent de préférence les auteurs et les curieux amateurs de littérature ; on en voit des groupes qui restent comme aimantés autour du comptoir ; ils incommodent le marchand, qui, pour les faire tenir debout, a ôté tous les sièges ; mais ils n’en restent pas moins des heures entières appuyés sur des livres, occupés à parcourir des brochures et à prononcer d’avance sur leur mérite et leur destinée, après en avoir lu seulement quelques lignes.(…)

Avertissement : avant de laisser lire ces dernières glanes, relatives à la Bibliothèque royale, aïeule de notre BnF, je prends grand soin de préciser que les dire de Louis-Sébastien Mercier ne sont absolument plus d’actualité au XXIe siècle, comme ils ne l’étaient déjà plus au XXe, et surtout pas à propos des bibliothécaires (clin d’oeil amical à celles et ceux qui passent par là) : encore une bibliothèque que je fréquente en effet depuis belle lurette. Et comment ne pas avoir ici une pensée pour le beau film d’Alain Resnais Toute la mémoire du monde (1956).

Chapitre CXCIV Bibliothèque du roi (vol 1, p. 479-482)

Ce monument du génie et de la sottise prouve que le nombre des livres ne fait pas les richesses de l’esprit humain. C’est dans une centaine de volumes environ, que résident son opulence et sa véritable gloire. Parcourez cet édifice : dans les allées de cette bibliothèque immense, vous trouverez deux cents pieds en longueur sur vingt de hauteur, de théologie mystique ; cent cinquante de la plus fine scolastique ; quarante toises de droit civil ; une longue muraille d’histoires volumineuses, rangées comme des pierres de taille, et non moins pesantes ; environ quatre mille poètes épiques, dramatiques, lyriques etc., sans compter six mille romanciers et presque autant de voyageurs. L’esprit se trouve obscurci dans cette multitude de livres insignifiants, qui tiennent tant de place, et qui ne servent qu’à troubler la mémoire du bibliothécaire, qui ne peut pas venir à bout de les arranger. (…)

Ce vaste dépôt n’est ouvert que deux fois la semaine et pendant deux heures et demie. Le bibliothécaire prend des vacances à tout propos. Le public y est mal servi et d’un air dédaigneux. La magnificence royale devient inutile devant les règlements des subalternes, paresseux à l’excès. Ne devrait-on pas pouvoir puiser chaque jour dans ces gros volumes faits pour être consultés plutôt que pour être lus ? Il faut attendre des mois entiers qu’il plaise aux commis d’ouvrir la porte. les livres les ennuient, et ils ne vous les donnent qu’en rechignant.

A la bibliothèque de l’Arsenal

NB : ces deux billets d’extraits de Mercier m’amènent à créer une nouvelle catégorie du XVIIIe siècle, billets archivés revisitables.

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Aperçu et actualité de Louis Sébastien Mercier

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Picorant hier matin, à la bibliothèque de l’Arsenal où il fait si bon travailler, dans les 4000 pages du Tableau de Paris de Louis Sébastien Mercier, parues en douze volumes entre 1781 et 1789, je n’en crois pas mes yeux quand je lis au chapitre CXLIV consacré aux Bouquinistes (dans la réédition sous la direction de Jean-Claude Bonnet au Mercure de France en 1994, vol. 1, p. 348-351) :

On ne lit presque point à Paris un ouvrage qui a plus de deux volumes. (…) Nos bons aïeux lisaient des romans en seize tomes, et ils n’étaient pas encore trop longs pour leurs soirées. il suivaient avec transport les mœurs, les vertus, les combats de l’antique chevalerie. Pour nous, bientôt nous ne lirons plus que sur des écrans. (…) Il faut être court et précis, si l’on veut être lu aujourd’hui.

La déploration des impatiences de lecture, déjà, sonne familièrement à nos oreilles, et qu’il faut faire court pour augmenter ses chances d’être lu, au XXIe siècle tout le monde vous le dira mais, franchement, je m’y suis reprise à deux fois pour m’assurer avoir bien lu que pour nous bientôt nous ne lirons plus que sur des écrans.

Parce que je me suis crue tout à coup ramenée au pas de charge  des années 1780 à nos discussions de tous les jours, sur le Net, au bureau et au café à propos de nos usages de lecteurs/écriveurs et de leurs évolutions ou sur nos addictions aux écrans de tous les formats. Sans parler des tables rondes dont on voit passer les annonces, (quand on ne  vous invite pas à y mettre votre grain de sel) sur ce que le numérique change à la littérature, à la lecture, à l’écriture, à la chaîne du livre, aux métiers du livre, au droit d’auteur, j’en passe et des meilleures.

Je savais Mercier, fureteur hors pair de sa ville et des travers de ses contemporaines et contemporains, également visionnaire : il a écrit un roman d’anticipation, L’an 2440 – dont il faudrait voir de plus près le chapitre sur la Bibliothèque du roi – mais au point d’avoir eu la prescience de nos bibliothèques et cabinets de lecture numériques !

L’illusion n’a duré que le temps d’atteindre la note de bas de page rejetée en fin de volume : les écrans en question ignorent les pixels et les cristaux liquides, il s’agit d’écrans pare-feu « qu’on orne de diverses histoires ou images » précise le Dictionnaire de Trévoux, appuyant sa définition d’exemples : « C’est un ignorant, qui n’a jamais appris le blason que dans les écrans ; un mauvais poète, qui ne fait des vers que pour les écrans. »

Une chose toujours vraie c’est que la lecture occupe nos soirées : sur twitter suivre #lecturedusoir pour en composer quotidiennement une bibliothèque éphémère et constater que parfois c’est bien sur écran que la rencontre avec la littérature de nos jours se produit. Mercier, au coin de sa cheminée, devant son pare-feu (qu’on ne confondra pas avec nos firewalls) voyait assez juste.

(Les salles de travail de la bibliothèque de l’Arsenal, de celles que je fréquente de longue date)

Filed under du XVIIIe siècle

Maison aux orties

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Ceux de la maison aux orties ont renoncé à sortir et même à faire de la soupe. Un temps, ils avaient maîtrisé la situation avec leurs potages, leurs tourtes, leurs terrines, leurs tartes, leurs cakes aux orties. Ils en fumaient, aussi, autant qu’ils pouvaient. Mais leurs invités – parce qu’à eux seuls il n’y arrivaient pas – s’en sont lassés des dîners tout à l’ortie, depuis les amuse-gueules avec l’apéro jusqu’au dessert ; sans parler de l’infusion digestive qu’il aurait été malséant de refuser avant de se séparer. Leurs plus proches voisins les premiers en ont soupé, sont partis, et la maison n’a jamais été relouée. Propriété en deshérence qui s’effrite. Reste le mur troué, vue sur orties et la gouttière pliée. Dans la maison aux orties, ils l’ont mal pris et ont définitivement fermé leurs volets. Pas voir ça, l’abandon. Ce qu’ils bouinent maintenant de l’autre côté, comment ils s’en sortent, pas idée. Ni même s’ils sont encore en vie.

Filed under utopiques

Mercredi, septembre, cinquième arrondissement

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Les enfants du cinquième arrondissement le mercredi, dès neuf heures le matin, sur les trottoirs des rues calmes du cinquième arrondissement, cheminent. Enfants uniques ou petites grappes de deux, trois, ou quatre, escortés d’une jeune fille ou d’une grand-mère avec laquelle ils conversent d’égal à égal. Enfants porteurs de raquettes ou violons sous étuis, bombes sur la tête, bottes aux pieds, justaucorps et chaussons dans sac de danse, feuilles de papier canson dans cartons au format demi-raisin, en marche vers leurs leçons de tennis, de musique, d’équitation, de danse, ou de dessin. Et, qui sait, moins ostensiblement, de catéchisme ? Les emplois du temps des enfants du cinquième arrondissement bannissent l’oisiveté. Début d’année scolaire : inscriptions toutes fraîches – à grand renfort d’attestations d’assurances, justificatifs de domicile, certificats médicaux de non-contr’indication – et efffectifs au complet. Viendra la mauvaise saison, avec elle la fatigue, les frimas et les épidémies ; les trottoirs des rues calmes du cinquième arrondissement, le mercredi, seront moins courus. Mais subsiteront ici et là, à demeure sans domiciles, les hommes couchés des encoignures, leurs duvets et leurs ballots.

Au creux de l’angle Feuillantines/Pierre Nicole, le chat noir

Post scriptum j’ai créé la catégorie “variétés parisiennes” pour ce genre de billets : archives revisitables.

Plus que dix feuilles (pas un mot)

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